La "monoparentalisation" de la pauvreté, par Julien Damon dans Les Echos
Dans le quotidien économique Les Echos du 12 juillet 2010, Julien Damon, professeur associé à Sciences Po, signe une tribune intitulée : La "monoparentalisation" de la pauvreté.
"Les évolutions de la pauvreté sont le thème d'une littérature spécialisée florissante. Elles font l'objet de décisions et de prises de position politiques, ainsi que de débats techniques nourris. On s'intéresse généralement à l'augmentation, aux mutations ou à la diminution (plus rarement) du phénomène. Certains problèmes spécifiques ont progressivement atteint l'agenda politique : enfants pauvres, travailleurs pauvres, sans-abri... Les ruptures et transformations majeures sont toutefois assez rares. Il en est une récemment, que l'on peut baptiser la "monoparentalisation" de la pauvreté. On entend par ce néologisme, qui se comprend clairement, à la fois un taux plus élevé de pauvreté dans les familles monoparentales et, maintenant, un nombre de pauvres plus important dans ces ménages que dans toutes les autres configurations familiales.
On s'intéresse aux familles monoparentales et aux familles nombreuses (les couples avec trois enfants et plus). Ces dernières, de par leur poids démographique, ont longtemps rassemblé le plus grand nombre de pauvres. On met de côté la question des familles monoparentales nombreuses, mais, précisément, elles sont peu nombreuses.
Le taux de pauvreté (conçu, conventionnellement, et de manière compliquée, comme la part de la population vivant sous un seuil de 60 % du niveau de vie médian) a toujours été plus élevé pour les familles monoparentales, mais l'écart n'a fait que se creuser. En 1996, on comptait environ 24 % de pauvres dans les deux cas des familles nombreuses et des familles monoparentales. On en compte, en 2007 (derniers chiffres de l'Insee disponibles), 30 % pour les familles monoparentales, 21 % pour les familles nombreuses, soit un écart qui atteint maintenant 9 points.
Autre évolution notable, le nombre de personnes pauvres vivant dans des familles monoparentales est, depuis 2006, supérieur au nombre de pauvres vivant dans les familles nombreuses. La dynamique statistique est simple. Il y a plus de personnes vivant dans les familles nombreuses, mais le nombre de familles nombreuses diminuant, tandis que celui des familles monoparentales augmente, la répartition de la pauvreté change. En chiffres, sur un peu plus de dix ans, il y a toujours, chaque année, autour de trois millions de pauvres vivant dans une famille monoparentale ou nombreuse. Ils étaient deux fois plus nombreux, en 1996, à vivre dans une famille nombreuse (2,2 millions) par rapport aux familles monoparentales (1 million). En 2007, il y a 1,61 million de pauvres monoparentaux (appelons-les ainsi) et 1,58 million de pauvres nombreux (appelons-les également ainsi).
Il s'agit d'un changement tout à fait considérable, en peu de temps. Cette évolution a été, jusqu'ici, peu commentée, alors qu'elle pourrait commander des changements importants de visées en matière de politique familiale. Il pourrait en aller ainsi d'une nouvelle configuration des allocations familiales, par exemple en les forfaitisant, ce qui permettrait à chaque enfant d'ouvrir droit à la même somme (60 euros, soit la moitié de ce qui est actuellement versé à raison de deux enfants). Une telle option autoriserait une allocation au premier enfant, et donc un impact rapide pour les familles avec un seul enfant, dont les familles monoparentales. Il pourrait aussi en aller d'actions passant par des mesures d'appui à la conjugalité (formations dans les écoles, fiscalité davantage favorable encore aux couples, soutiens plus fournis aux parents). Cette deuxième orientation, préventive, érigée en priorité dans d'autres contextes (Amérique de Clinton, de Bush et d'Obama), mériterait une attention sérieuse en France. Au-delà des controverses que peuvent amener de telles suggestions, le constat de "monoparentalisation" rappelle d'abord que la pauvreté est certes nourrie par les transformations du marché du travail, mais aussi, et ce, profondément, par les modifications des structures familiales.
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