Interview de Marie-France Hirigoyen, auteur de "Femmes sous emprise"
Parent-Solo : Vous êtes psychiatre, psychanalyste et victimologue, spécialisée dans l'étude de toutes les formes de violences : familiales, perverses et sexuelles. Dans votre livre, " Femmes sous emprise, les ressorts de la violence dans le couple ", sorti en 2005, vous montrez que toute violence est avant tout psychologique. Comment cela peut-il être le cas pour la violence physique ?
Il n'y a jamais de violence physique s'il n'y a pas eu, avant, de la violence psychologique.
La violence physique, est une façon de marquer le corps et de faire effraction dans l'enveloppe corporelle, en voulant dire " ton corps m'appartient et je vais le soumettre si tu me résistes ". Il suffit d'une seule fois ou de suggérer, de menacer pour que la femme ressente la même chose que si le coup avait été porté.
Ces gestes ne sont pas n'importe lesquels : pour une femme enceinte, les coups seront portés au ventre, pour une femme fière de son physique, ils seront portés au visage. Les hommes violents disent souvent savoir où frapper pour ne pas que cela se voit. La violence physique n'est donc pas que physique…
La violence physique peut aussi être indirecte, par exemple le geste peut passer à côté, mais cela amène la peur. Le coup peut être retenu, en disant que la prochaine fois il ne le sera pas. La violence physique peut être très subtile, à tel point que certaines fois, la femme ne la considère pas comme telle (une femme qui est bousculée et qui tombe pourra dire qu'elle est tombée toute seule).
P.S. : La violence physique, " c'est l'empreinte qui permet de lire sur le corps l'acceptation de la soumission ", et cette violence peut être aussi sexuelle ?
Dans la violence sexuelle l'enjeu n'est pas le sexe mais la domination. C'est une façon de dire : " ton corps m'appartient, et j'en fais ce que je veux". Trop souvent les femmes pensent qu'en couple elles ne peuvent pas refuser un rapport sexuel. Elles acceptent, se résignent. La violence sexuelle consiste aussi en des humiliations, par exemple par des pratiques sexuelles dégradantes. Ce peut être aussi un rapport sexuel imposé qui peut être considéré comme un viol. D'autres fois les femmes acceptent un rapport sexuel pour calmer un partenaire violent.
P.S. : Au-delà de la violence physique, il y a celle qui ne se voit pas : la violence perverse. Avec les exemples de couples que vous décrivez, des constantes reviennent : elle reçoit des reproches ou des insultes, il parle plus qu'elle devant les autres, se réapproprie ses idées, il met en doute sa santé mentale, il n'est aimable que lorsqu'il a besoin d'elle, il montre une distance froide qu'elle se reproche, etc. Les personnes " victimes" doutent-elles d'elles-mêmes au départ ou en viennent-elles à douter d'elles-mêmes ?
La violence perverse est une forme de violence psychologique. Elle n'est pas à distinguer de la violence physique, mais plutôt de la violence cyclique. La violence cyclique est la plus fréquente chez les hommes impulsifs.
La violence perverse n'est pas cyclique mais permanente, par petites touches, subtile. Dans ce cas, il n'y a pas de réconciliation sur l'oreiller, mais une tension permanente. Il y a rarement de violence physique, mais uniquement de la violence psychologique, extrêmement destructrice car il s'agit d'attaquer par des mots, l'intimité et l'identité d'une personne. Comme c'est très subtil, les victimes doutent : elles ne sont pas sûres que c'est de la violence et cela les amène à penser que c'est elles qui sont responsables.
Un pervers suffisamment intelligent, peut amener n'importe qui à douter, pas simplement la conjointe. C'est un comportement qu'on retrouve dans différents contextes, et un pervers intelligent peut amener l'autre à douter de lui-même, même si il est affirmé. Il y a des pervers moins doués, moins intelligents, et dans ce cas, ils choisissent quelqu'un qu'ils peuvent manipuler. Un pervers narcissique sait repérer chez l'autre la faille qui va permettre d'entrer, or, nous avons tous une faille, fragilité, point faible. Le pervers va s'y infiltrer.
P.S. : Vous constatez que le manipulateur " peut en arriver à des comportements si contradictoires qui paraissent dénués de bon sens " : voulez-vous dire qu'il s'agit de personnes très perturbées, malgré les apparences ?
Tous les manipulateurs ne sont pas des pervers, mais chez un pervers narcissique, notre mode de réflexion ne fonctionne pas. Ces personnes n'ont pas de sensibilité, elles ont développé leur intelligence au dépend de leur affectivité, c'est-à-dire qu'elle n'ont aucune affectivité, mais elles sont extrêmement intelligentes. Comme elles n'ont pas de scrupules à faire souffrir l'autre, elles n'ont pas de culpabilité. Leur but est de parvenir au pouvoir, d'être supérieur à l'autre. Ce mode de fonctionnement cache un grand vide intérieur : s'ils pouvaient se regarder, ils constateraient qu'ils n'auraient pas une bonne image d'eux-mêmes. Mais, comme ils ne peuvent pas se regarder, ils attaquent l'autre pour se rehausser.
P.S. : Vous notez que ces hommes sont la plupart du temps des gens très agréables en société, dont on ne pourrait soupçonner ce type de comportement. Comment expliquer cette ambivalence ?
Ce sont des hommes hyper adaptés à notre société. Leur but est de réussir, ils sont stratèges, intelligents, séducteurs et efficaces puisqu'ils n'ont aucun scrupule. Donc ce sont des gens qui réussissent très bien et, vu de l'extérieur, ce sont des personnes merveilleuses. On dit à leur femme " quelle chance tu as d'être avec quelqu'un comme ça ! ". Mais pour se maintenir dans cette séduction, ils ont besoin d'écraser et de dominer quelqu'un.
Tout le monde peut être un peu comme ça, mais les gens qui fonctionnent à peu près normalement ont des doutes sur eux-mêmes, de la culpabilité, du remords quand ils sont odieux avec quelqu'un. Ce type de personnes se rencontre de plus en plus fréquemment car nous sommes dans une société narcissique qui valorise la réussite immédiate, la réussite malgré les mensonges, les magouilles et les tricheries. On donne comme modèle à nos enfants que la réussite est dans ce fonctionnement là…
P.S. : Pouvez-vous me parler du syndrome de Stockholm ?
Le syndrome de Stockholm a été décrit à partir d'une agression, à Stockholm : lors d'une prise d'otages dans une banque, les otages ont tous défendu les agresseurs quand la police a voulu les défendre. Une des otages a même épousé l'un des agresseurs, c'est le plus surprenant. Pourquoi se met-on du côté des agresseurs ? Quand on est en danger, quand notre vie dépend du ravisseur, on peut s'identifier à l'agresseur, fonctionner comme lui et prendre son parti pour se protéger. Le danger vient alors de la police qui veut libérer les otages, et on espère que l'agresseur va nous laisser en vie si on est gentil avec lui. Ce procédé là explique le fonctionnement du syndrome de Stockholm.
J'en parle au sujet des femmes victimes de violence qui défendent leur agresseur - " il ne l'a pas fait exprès " - elles se mettent à penser comme lui pour le protéger et se protéger.
P.S. : Les 4 phases de la violence que vous décrivez - phase de tension, phase d'agression, phase d'excuse, phase de réconciliation - sont-elles systématiques ?
J'y ai répondu partiellement plus haut car la violence cyclique, c'est la violence d'un agresseur impulsif. Les personnes narcissiques ne fonctionnent pas par cycles. Les agresseurs impulsifs vont avoir une tension intérieure liée à leur malaise interne, qui va faire qu'ils vont se sentir nerveux et angoissés. Eux ne le traduisent pas en angoisse, mais en irritabilité. Cette tension va passer dans le couple et, à un moment, l'agresseur va décharger cette tension sur la femme : ce sera une violence verbale, le cassage d'objets, la violence physique, et ils vont se rendre compte que ça les défoule. Après, ils craindront que la femme les quitte car leur fragilité vient aussi de leur peur d'être abandonnés. Ils vont donc se rapprocher de la femme avec des excuses, de la gentillesse, puis de la réconciliation. Ces cycles se répètent, mais toujours en s'aggravant. La femme devient de plus en plus tolérante car elle sait qu'en fin de cycle, il y a réconciliation, puisque, quand il veut, il peut être très gentil. La femme va devenir accro à cette violence car la violence promet une récompense, c'est un réflexe conditionné. L'homme va constater que, d'une part, cette violence lui fait du bien (il est détendu), et que d'autre part, il ne se passe rien (il n'est pas puni). C'est donc efficace et il va recommencer. Les cycles se font de plus en plus rapprochés, de plus en plus graves et la femme se protége de moins en moins.
P.S. : Cette violence psychologique n'est pas étrangère à la domination des hommes sur les femmes qui perdure, selon vous. La femme doit être " féminine ", l'homme est contraint d'être " performant" et " viril ", n'ayant pas appris à contrôler sa colère et sa jalousie. Pourtant, il semble qu'on fasse tout pour tendre vers la parité ?
Il me semble que les rapports entre les sexes sont compliqués. Auparavant, la domination d'un homme sur une femme allait de soi. Actuellement, avec la libération des femmes, soit disant la parité, les femmes ont pu acquérir une autonomie, au moins sur le plan social. Elles sont de plus en plus autonomes, libres et se considèrent comme l'égal des hommes. Je trouve qu'il y a une résistance de la part d'un certain nombre d'hommes : la résistance peut être subtile (vis-à-vis d'une femme qui gagne plus, vis-à-vis d'une femme qui prend trop de décision dans la maison…), mais il y a beaucoup d'hommes qui se sentent fragilisés par l'autonomie de la femme. Ils ont l'impression de n'avoir plus leur place, ils sont vulnérables sans pouvoir l'exprimer, donc ils risquent de décharger leur tension par de la violence. C'est un double lien : on demande aux hommes d'être viriles, de réussir, d'être performants, et en même temps, ils sont fragilisés dans le monde professionnel. Les femmes sont ambivalentes : elles veulent l'égalité mais elles continuent à chercher des hommes protecteurs. Là, il y a un phénomène qui n'est pas simple. L'éducation reste à faire et il faudra peut-être une ou plusieurs générations pour y parvenir.
P.S. : Le choix amoureux se fait de façon complémentaire : un homme qui aura besoin de dominer saura choisir une femme paraissant soumise et dépendante, une femme émotive sera rassurée par un homme dont elle dépendra mais qui semblera la protéger : voulez-vous dire que chacun s'y retrouve, que la dépendance est réciproque ?
Je considère que lorsque la dépendance est réciproque, il n'y a pas de problème. La définition de la violence, c'est quand quelqu'un impose à l'autre un échange qui ne lui convient pas sans qu'il puisse l'exprimer. Par exemple, une scène de ménage peut être très bruyante, mais chacun dit tout ce qui ne va pas. Tant que l'autre peut répliquer, il ne s'agit pas de violence, mais de conflit. Le conflit n'est pas de la violence. Une dépendance réciproque, ce peut être bien. Dans un couple où l'un domine dans un registre et l'autre dans un autre, c'est l'égalité. Les hommes et les femmes ne sont pas semblables et peuvent avoir des qualités complémentaires. On est attiré plus par les fragilités de l'autre que par ses réussites. La dépendance réciproque, complémentaire n'est pas du tout de la violence.
P.S. : Les pervers narcissiques - manipulateurs extrêmes, très adaptés socialement, hommes de pouvoirs, fins stratèges, se protégeant en étant insensibles aux émotions, considérant la femme comme une rivale à écraser - semblent les pires : comment en arrive-t-on là ? L'éducation reçue peut-elle expliquer cela ?
On ne naît pas pervers, on le devient. Soit parce qu'on a été considéré comme un mauvais objet ou un objet sexuel, donc maltraité ou abusé sexuellement, soit parce qu'on a été idolâtré et qu'on n'a pas eu de limites. La perversion narcissique est une question de cadres et de limites. Sans cadres et sans limites, ces personnes empiètent sur l'autre et veulent un pouvoir illimité. Donc, la perversion narcissique se crée par une éducation malveillante ou une éducation sans limites.
P.S. : Selon vous, aucune personne sous emprise ne peut s'en sortir seule, sans une aide extérieure telle que psychothérapie. En revanche, pour les personnes manipulatrices, ce type d'aide extérieure ne serait d'aucune utilité. Rien n'est-il donc possible pour eux ?
Dans le cas d'une personne sous emprise, plus elle a été victime longtemps, plus la violence a été grave, et moins elle peut s'en sortir seule. Elle a besoin d'être accompagnée pour s'autonomiser, pour sortir de ce lavage de cerveau. Il lui faut un " lavage de cerveau à rebours " pour qu'elle décode la violence.
Pour les personnes manipulatrices ponctuelles, la psychothérapie peut aider, à condition qu'il y ait une demande.
Pour les pervers narcissiques, ils n'ont jamais de demande puisqu'ils ont toujours raison et que les autres sont des imbéciles, à leurs yeux. On ne peut pas aider quelqu'un qui dit avoir raison de traiter telle personne de cette façon puisqu'elle le mérite. Quand ils viennent nous voir, c'est pour nous montrer que nous sommes des imbéciles, ou pour nous utiliser (par exemple, à la demande de la justice, ils viennent, mais uniquement parce qu'on leur a demandé). On ne peut rien faire avec ces personnes là.
P.S. : " Comment peut-on aimer quelqu'un et reconnaître que cette relation est destructrice ? " : que faire devant ce type de prise de conscience, qui s'exprime régulièrement sur www.parent-solo.fr ? Quels conseils auriez vous envie de donner à ces personnes ?
Ce que j'ai envie de dire c'est que lorsqu'on aime quelqu'un, on ne peut pas le traiter de cette façon, et en même temps, il faut dire aux personnes qui subissent en disant " je reste parce que je l'aime " (ce qu'on entend souvent), qu'elles doivent arriver à dire " justement, parce que je t'aime, je ne peux pas accepter que tu me traites comme cela ". C'est-à-dire que pour se faire respecter, il faut d'abord se respecter soi-même. Il faut donc refuser tout comportement dans lequel il n'y aurait pas de respect. L'amour ne justifie jamais la violence. Quel que soit le type de violence, elle n'a aucune justification.
Retrouvez dans la Bibliothèque du site : "Femmes sous emprise : Les ressorts de la violence dans le couple de Marie-France Hirigoyen" !
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