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Interview de Florence Weber : Auteur du livre " Le sang, le nom, le quotidien "

 Le sang, le nom, le quotidien de Florence Weber

Votre livre, "Le sang, le nom, le quotidien", sorti fin 2005, visite et explore les nouveaux liens familiaux, à partir de cas concrets vécus par des personnes que vous avez interrogées. Pouvez vous expliquer le choix de ces trois mots qui composent le titre ?

FW - Ces mots désignent les trois dimensions de la parenté. Le sang, c'est sa dimension biologique, constitutive des représentations de la parenté dans les sociétés européennes : pour désigner la filiation, l'anthropologie parle de parenté consanguine. L'idéologie du sang connaît paradoxalement un regain aujourd'hui, alors même que les possibilités ouvertes par les procréations médicalement assistées d'une part, l'intérêt croissant pour l'adoption d'autre part, pourraient permettre au contraire de la contourner. Le nom, c'est la dimension juridique de la parenté, liée aux règles d'établissement de la filiation et de transmission du nom. En France, les récents changements du droit de la filiation vont dans deux directions contradictoires : alors qu'ils tendent vers plus d'égalité entre hommes et femmes, comme dans le cas de la transmission du nom, mais aussi entre enfants légitimes et enfants naturels reconnus, ils durcissent la différence légale entre filiation maternelle et paternelle hors mariage. La filiation paternelle reste établie par une reconnaissance de paternité, mais la symétrie, certes un peu formelle, avec la filiation maternelle (les mères non mariées devaient elles aussi reconnaître leur enfant) a tout simplement disparu puisque la filiation maternelle relève aujourd'hui, juridiquement, et c'est une première, de l'évidence du fait sans les mots : les mères n'ont plus rien à " dire " ni à " reconnaître " pour être légalement mères. Enfin, le quotidien, c'est la dimension oubliée de la parenté : parenté de lait, parenté d'éducation, parenté de cœur, la parenté quotidienne est nécessaire mais non suffisante pour fonder les sentiments de parenté. Une parenté biologique sans liens quotidiens ne s'impose pas. Une parenté légale sans liens quotidiens non plus. Mais la seule parenté quotidienne, quel que soit son poids affectif, ne vaut rien. Ce qui m'a intéressée dans les cas que j'examine, c'est que la dissociation entre ces trois dimensions révèle les modalités de l'articulation ordinaire entre l'idéologie du sang, la force du droit et le partage de l'expérience et qu'elle oblige, souvent dans la souffrance, les personnes confrontées à cette dissociation à inventer des mots et des légitimités.

La filiation est " évidente " chez la mère, elle ne l'est pas autant chez le père. Y a-t-il dans la maternité, impossibilité de dissocier les obligations légales des rôles quotidiens et des sentiments ?

FW - A première vue, oui. La norme morale intériorisée qui oblige les mères, biologiques et légales, à être aussi des mères quotidiennes est beaucoup plus forte que pour les pères. Il y a pourtant des mères seulement quotidiennes - toutes celles qui ont élevé l'enfant de leur conjoint ou compagnon. Mais surtout, la société est beaucoup moins indulgente avec les mères absentes qu'avec les pères absents. Pour le dire vite, la mère qui abandonne un enfant est considérée comme un monstre, le père qui abandonne le sien, seulement comme un irresponsable.

Pourquoi n'est-ce pas similaire pour la paternité, et qu'est-ce qui caractérise la ou les filiation(s) du père ?

FW - La paternité ne s'impose pas de la même façon. Ce qui fait juridiquement le père, c'est soit le mariage, soit la reconnaissance, c'est-à-dire dans les deux cas un acte de volonté. Pour la maternité, on est passé, sans bien s'en rendre compte, de l'accouchement comme preuve juridique à l'accouchement comme fondement juridique. Comme si les femmes étaient seulement des êtres de chair et de sentiment et non des êtres de volonté et de raison. C'est une des manifestations de la biologisation actuelle de la parenté, processus qui n'a rien d'inéluctable, mais qui se renforce de deux façons. D'un côté, on cherche à se protéger des variations de la volonté en se réfugiant dans les certitudes biologiques. De l'autre, on cherche à se protéger des nouvelles possibilités reproductives ouvertes par la science, à la fois fascinantes et effrayantes, en se réfugiant dans une représentation de l'ordre biologique - il faut un père et un seul, et une mère et une seule, pour faire un enfant. Pensez à la diffusion des mots : on n'a jamais tant parlé de père biologique et de géniteur, alors même que la diffusion des procréations médicalement assistées avec donneur anonyme ouvre officiellement à un homme stérile la possibilité de devenir père. Mais, en se focalisant ainsi sur ce qui se passe avant la naissance, on oublie l'importance symbolique de la naissance elle-même : on ne devient père et mère que grâce aux rituels qui suivent la naissance. De ce point de vue, un rituel juridique de la reconnaissance conjointe aurait été une solution élégante à la dissociation entre mariage et filiation. Et surtout, on oublie l'importance sociale et affective de la socialisation : on ne devient parent que dans le partage du quotidien avec l'enfant. C'est déjà assez compliqué de devenir parent à la naissance et de se construire comme parent après la naissance, pourquoi rester hypnotisé par ce qui s'est passé avant ?

Nous avons, sur le forum du site www.parent-solo.fr, des échanges concernant des mères dont l'enfant n'a pas été reconnu. Vous constatez que l'attitude à l'égard des mères seules a évolué, aujourd'hui, en France. De quelles façons et pour quelles raisons ?

FW - On est passé de l'opprobre moral jeté sur les mères célibataires - qui n'avaient d'autre salut que le mariage avec un homme complaisant - à l'indifférence : chacun(e) a aujourd'hui le droit de mener sa vie comme il l'entend, de vivre en couple sans mariage bien sûr, mais aussi d'être parent sans vivre en couple. Derrière cette façade libérale, la norme des deux parents reste extraordinairement forte. Elle est portée aujourd'hui par les psychologues, qui ont remplacé l'Eglise et les notaires. Une mère sans père est prise entre deux injonctions contradictoires : elle doit être une bonne mère, et elle ne peut pas l'être sans faire sa place au père. Tout se passe comme si elle était doublement responsable : comme n'importe quelle mère, elle est responsable de la santé et de la bonne conduite de ses enfants ; non seulement elle ne peut pas partager cette charge avec un père, mais elle est responsable de n'avoir pas " su " offrir, ou conserver, un père à ses enfants. Ceci dit, il y a plusieurs façons d'être une mère seule : dès la naissance, que le père ait reconnu ou non l'enfant ; après une période de vie à deux ; et avec, ou non, un nouveau compagnon. Les différences sont considérables, selon qu'il y a un père légal ou non, selon que ce père légal s'investit ou non au quotidien, selon qu'il y a un autre père quotidien. Et là encore, tout dépend des relations que la mère entretient avec ce ou ces pères.

La précarité pécuniaire d'une mère seule semble extrêmement défavorable sur les relations qu'elle entretient avec les institutions et l'entourage quotidien. Peut-on généraliser ce phénomène ?

FW - Etre mère seule et pauvre - comme celle dont j'étudie le cas et que j'appelle Helena Parva - c'est être doublement soumise aux injonctions des institutions, qui hésitent entre " aider " la mère, la surveiller ou la contraindre. Alors qu'une aide financière " de droit " pourrait consolider son autorité, la tendance séculaire des services sociaux à considérer cette aide financière non comme un dû mais comme une faveur fragilise considérablement son statut de parent. Elle doit prouver qu'elle est une bonne mère - et elle ne peut pas l'être, puisqu'il n'y a pas de père. Du coup, son comportement de mère est sous surveillance. Or les normes éducatives varient considérablement selon les milieux sociaux. Une mère seule et pauvre voit sans cesse ses choix éducatifs remis en cause : c'est probablement ce qui peut arriver de pire à un parent.

Les " deux éléments fondamentaux d'une maternité effective sont l'autorité parentale et l'argent " : n'est-ce pas réducteur ? La légitimité sociale n'est-elle pas fondamentale aussi ?

FW - Ce que j'ai observé, c'est que sans argent, l'autorité parentale d'une mère risquait d'être confisquée par les services sociaux. C'est compliqué de parler de légitimité sociale : il y a des parents en couple qui n'en ont guère, pensez aux parents des classes populaires confrontés à l'institution scolaire, par exemple. Mais au moins, lorsqu'ils dépendent financièrement de salaires et d'allocations qui leur sont dues et non octroyées, leur autorité parentale est moins contestée que celle d'une mère seule dépendant des services sociaux. Et les mères seules qui n'ont pas de difficultés financières voient leur autorité parentale plus facilement reconnue.

Quelle est la réelle ambiguïté qui existe entre le statut professionnel des mères et la reconnaissance sociale de la fonction maternelle ?

FW - Une mère qui travaille est toujours accusée de travailler trop, de ne pas garder suffisamment de temps pour s'occuper de ses enfants. Le modèle reste celui du salaire d'appoint : c'est bien que les mères travaillent, qu'elles aient une vie sociale, qu'elles puissent s'épanouir en dehors de la maternité. Mais si elles tiennent à leur carrière, elles sont vite prises entre les exigences professionnelles, faites pour des pères dont les mères assurent le quotidien ou pour des femmes sans enfants, et les exigences familiales. Toute l'ambiguïté du temps partiel " choisi " est là. Elles le choisissent pour correspondre à la norme de la mère dévouée. Et je ne parle pas de la flexibilité du travail, qui exige une disponibilité aux contraintes professionnelles, jamais une disponibilité aux contraintes familiales.

" La possibilité d'avoir deux, voire trois mères, existe. ". Il s'agit des conjointes successives du père : de quelle nature est alors le lien avec l'enfant ?

FW - Tout dépend de l'âge de l'enfant et de la période pendant laquelle ces mères quotidiennes ont exercé leur rôle maternel. Comme pour les pères quotidiens, la question n'est pas formelle ou juridique, mais affective et pratique. Les liens très forts de la maternité quotidienne, ce que les anthropologues appellent la parenté de lait, ne donnent aucun droit. En cas de rupture avec le père légal, elles n'ont aucun recours pour préserver ce lien affectif : pas de droit de visite, par exemple. Les souffrances de ces mères quotidiennes et de leurs enfants de lait peuvent être très grandes.

Quelles seraient vos préconisations concernant les aménagements à faire en matière de politiques de l'emploi et de politiques familiales ? Pensez-vous que les politiques aient vraiment envie de se pencher sur les problèmes des familles monoparentales ?

FW - Vaste question ! La première chose, je crois, ce serait de supprimer la différence entre la protection sociale due à tout citoyen et l'aide sociale qui ne s'adresse qu'aux pauvres. Il y aurait là une véritable révolution : lorsqu'on vous " octroie " une aide, le rapport de pouvoir entre l'assisté et l'assistant, si j'ose dire, est d'une très grande violence. Mais cela supposerait de faire confiance aux pauvres, de ne plus les soupçonner d'immoralité, de rapacité, de mensonge… Nous en sommes assez loin, je crois. La deuxième chose, ce serait de reconnaître aux mères seules un droit à une allocation spécifique qui compense l'absence de salaire paternel : quelque chose comme " l'allocation de salaire unique " qui loin de se substituer à leur salaire le complèterait. Cela permettrait aux mères seules de travailler sans perdre leurs allocations. Par exemple, elles pourraient avoir droit à un temps partiel avec salaire complet. Pour l'instant, les politiques semblent fascinés par la présence du père : c'est une bonne chose, certes, que de pousser les pères à s'investir plus dans leur devoir paternel. Mais une partie des pères sont absents, complètement absents. On peut en analyser les raisons, on peut le déplorer. Mais pourquoi pénaliser les mères seules en considérant qu'elles ne peuvent pas être de bonnes mères si le père est absent ?

Etes-vous surprise de l'intérêt que suscite notre site www.parent-solo.fr auprès des mères et pères seuls ?

FW - Je suis très intéressée par l'expérience. Je pense que tous ceux qui ne rentrent pas dans les cadres officiels de la parenté manquent d'abord de mots pour penser leur situation, et qu'ils peuvent trouver ces mots en commun. D'un autre côté, je crains qu'un site comme le vôtre ne puisse rien contre la diffusion des normes psychologiques, voire qu'il ne l'encourage. Un rapide coup d'œil sur vos forums montre à la fois que des mères - ou des pères - peuvent s'y exprimer plus librement que partout ailleurs, mais aussi que n'est pas écarté le risque de domination symbolique dans les échanges. Ceux qui croient " savoir " ont toujours un ton plus assuré que ceux qui simplement " témoignent ". La force, mais aussi la faiblesse, d'un site comme le vôtre, c'est la très grande hétérogénéité sociale de ceux qui se reconnaissent comme des " familles monoparentales ".

En savoir plus sur le livre : Le sang, le nom, le quotidien : Une sociologie de la parenté pratique de Florence WEBER

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