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Interview de Gilles Séraphin, auteur de "Comprendre la politique familiale"

Gilles SéraphinParent-Solo : Vous êtes sociologue, directeur de l'Observatoire national de l'enfance en danger (Oned) et rédacteur en chef de la revue scientifique "Recherches Familiales". Vous publiez un ouvrage "Comprendre la politique familiale", dont le sujet se retrouve au cœur de l'actualité. Mais, avant tout, comment définiriez-vous aujourd'hui la famille devenue protéiforme, qu'est-ce qui "fait famille" ? Est-ce d'ailleurs une "institution" ?

Oui, je pense que la famille est toujours une institution, le terme d’institution devant être entendu dans un sens anthropologique, en prenant comme référence Marcel Mauss. Elle est une institution parce que la famille, comme ensemble de liens, de dénominations, de statuts, de rôles, de droits et devoirs, fait toujours autant sens pour chacun. La famille est l’un des fondements de l’identité.

Cela ne signifie pas, pour autant, qu’il y ait une forme ou une structure immuable de la famille. La famille a toujours été diverse. Comme exemple de cette diversité, on peut citer la monoparentalité ou même ce qu’on appelle les familles recomposées. Au siècle dernier, ces situations étaient nombreuses, mais elles découlaient souvent d’une situation de veuvage. Aujourd’hui, même si le décès de l’époux ou du conjoint est encore une situation fréquente (et en corollaire les situations d’orphelinage qu’on a souvent tendance à sous-estimer et à négliger), les situations de monoparentalité ou de recomposition familiale sont plutôt issues de séparation ou de divorce.

Ce sont des situations familiales parfois nouvelles certes, mais qui prennent toujours sens dans la grammaire de l’alliance et de la filiation, ces deux systèmes de référence qui font "famille". C’est bien parce que de nouvelles configurations sociales (beau-parentalité, union de personnes de même sexe, possibilité d’établir une parenté commune pour les couples de même sexe…) veulent prendre place dans l’institution familiale que des personnes revendiquent des nouveaux droits, dans le registre du droit de la famille, pour ces revendications. Je crois que ces revendications montrent que la famille est toujours une institution de référence.

P.S. : L'argument nataliste est-il encore aujourd'hui pertinent ? Ne doit-on pas surtout aider les parents à concilier vie professionnelle et vie familiale ?

Non, aujourd’hui, en France, l’argument nataliste n’est pas très pertinent pour défendre une politique familiale. Il a souffert pendant longtemps d’une connotation très négative, puisque c’étaient les pays qui voulaient faire la guerre ou qui s’y préparaient, qui développaient une politique nataliste. C’est pourquoi, d’ailleurs, jusqu’à peu, les gouvernements comme les acteurs de la politique familiale hésitaient à le brandir.

Pourtant, il ne faut pas négliger le poids de cet argument nataliste, notamment dans le contexte européen. Beaucoup de pays ont une natalité "en berne". Ils vont se retrouver face à des problèmes politiques et économiques colossaux dans quelques années, la proportion des personnes âgées devenant très importante face à la proportion des plus jeunes. Pour eux, deux solutions : soit augmenter les flux d’immigration, soit mener des politiques qui favorisent la reprise de la natalité.

Mais une telle politique nataliste ne s’instaure pas du jour au lendemain, à coup de mesures disparates. Il faut instaurer un climat de confiance, chaque citoyen sachant qu’il sera soutenu quand il aura des enfants (par des prestations monétaires et des services) et que la naissance ne se fera pas au détriment d’une vie personnelle ou professionnelle.

Ainsi, le grand enjeu dans les années à venir porte sur les modes de garde : ils permettent une meilleure conciliation de la vie personnelle, familiale et professionnelle ; ils instaurent les conditions d’une meilleure égalité des chances ; ils permettent de lutter efficacement contre les risques de pauvreté… En outre, l’argument nataliste ne vient pas à l’encontre d’une telle politique. En effet, ce sont les pays qui permettent le mieux de concilier les "temps" qui connaissent le meilleur taux de natalité. La France est à cet égard, partout dans le monde, montrée en exemple. Des progrès restent toutefois à faire…

P.S. : Une politique familiale ciblée serait stigmatisante : certes, mais "certains groupes cibles comme par exemple les enfants pauvres ou les familles monoparentales" se moquent bien de ce qualificatif. Ils voudraient juste avoir de quoi manger et se loger, eux et leur famille !?...

Certes, et c’est une politique de base universelle, avec des compléments ciblés, qui permettent le mieux d’atteindre cet objectif. Je me permets sur ce sujet de vous renvoyer à la tribune parue dans le quotidien Libération, qui reprend en le résumant l’argumentaire du livre. (-http://www.liberation.fr/societe/2013/03/17/caf-ne-nous-trompons-pas-de-cible_889207)

Je ne crois pas, en outre, qu’une partie des membres de ces groupes se moquent des qualificatifs stigmatisants, comme celui d’"assisté", que l’on accole souvent aux politiques ciblées. Certaines prestations, en premier lieu le RSA, souffrent d’un très fort taux de non-recours. Certes, un défaut d’information et le côté administratif fastidieux y contribuent, mais aussi le sentiment de fierté, c’est-à-dire la volonté de ne pas être qualifié comme bénéficiaire d’une politique pour les pauvres.

C’est pour cela qu’il vaut mieux une base universelle, comme les allocations familiales qui ne sont pas soumises à condition de niveau de ressource, qui permet de calculer pour chaque ayant-droit les prestations ciblées auquel, justement, il a droit. Une prestation universelle permet de connaître la situation de chacun et c’est la société qui propose ainsi, ensuite, une prestation, notamment familiale. Le citoyen n’a pas besoin d’en faire la demande.

Alors que pour les prestations uniquement ciblées, de type prestation sociale, il faut effectuer une demande, l’argumenter, la justifier, la renouveler à chaque changement de situation…

P.S. : Doit-on parler d'égalité ou d'équité à propos des principes qui doivent régir une politique familiale ? Est-ce d'ailleurs "politique" ?

Le problème avec les termes d’équité ou d’égalité, c’est que chacun a sa propre définition ! Je ne crois pas qu’une politique familiale vise l’égalité. L’égalité des chances entre les enfants est déjà un grand défi. Les prestations familiales par exemple, visent plutôt une compensation des charges induite par la présence d’un enfant.

Pour assurer la redistribution, pour contribuer à une meilleure égalité, c’est le rôle des politiques sociales et surtout de l’impôt. Le champ des réformes possibles est très vaste en ce domaine…

La politique familiale est en effet, je crois, une véritable politique, dans le sens noble du terme. Elle contribue fortement à la "vie de la cité", elle permet à tous les citoyens de mieux vivre ensemble, et à chaque citoyen de répondre, en partie, à ses aspirations pour mieux construire son devenir.

P.S. : Vous relevez que le congé parental long "a un impact négatif sur la trajectoire professionnelle des femmes surtout pour les moins qualifiées" ; n'est-ce pas alors le bon argument pour tendre vers une "meilleure implication des pères dans l'éducation et la prise en charge des enfants" ?

Oui ! Sans aucun doute ! Pour mieux assurer l’égalité entre les hommes et les femmes, il est difficile d’agir par la norme, l’interdiction, l’obligation. Ce peut être efficace, certes, mais les effets généraux dans le domaine de la famille sont faibles. Le véritable levier est l’incitation. De gros progrès peuvent être constatés mais les marges sont encore larges…

P.S. : Le débat se pose sur les allocations familiales : les fiscaliser, les attribuer sous conditions de ressources, etc. ? Quel outil veut-on en faire : corriger des inégalités de revenus ou compenser le coût d'un enfant ?

Comme je le disais, les allocations familiales n’ont pas pour objectif de corriger les inégalités de revenus. La redistribution, c’est le rôle de l’impôt. Les allocations familiales sont une (maigre) compensation de charges. C’est un principe de base de la Sécurité Sociale. Vous n’êtes pas remboursé de vos médicaments selon le niveau de revenus ; de même votre famille ne bénéficie pas d’une allocation selon votre niveau de revenu, mais selon le nombre d’enfants la composant. C’est pourquoi d’ailleurs il n’y a aucun sens à les fiscaliser ! Seriez-vous d’accord pour que vos remboursement "maladie" soient considérés comme un revenu et soumis à l’impôt ? Je le rappelle, il faut que nous retrouvions dans nos dispositifs de la cohérence. Pour corriger les inégalités (et aussi contribuer au budget de l’Etat), l’instrument idoine est l’impôt sur le revenu. Sans doute est-il nécessaire de le réformer pour le rendre plus efficient.

P.S. : Comme vous le pointez, "il est impossible, dans les conditions actuelles, de calculer le montant de prestations sous conditions de ressources alors que les enfants sont rattachés à deux foyers différents" : pourtant, il faudra bien y parvenir si la résidence alternée se développe ?

Oui, il faudra bien mais… on ne voit guère de solutions ! A moins que pour un même enfant chaque foyer perçoive, selon ses revenus et sa composition, des prestations à taux plein ! Mais c’est le budget qui risque de ne pas suivre… Je propose une autre solution dans le livre. Que chaque enfant corresponde à une part, augmentée selon des coefficients multiplicateurs correspondant au niveau de ressources, à la structure familiale, à la présence d’une situation de handicap… Cette part initiale pourrait ainsi être divisée par deux en cas de situation de résidence alternée à 50/50. Je précise que je fais cette proposition mais que je n’ai pas en ma possession tous les éléments pour la budgéter. Or, la réforme serait d’envergure. Il serait nécessaire d’y réfléchir ensemble, tous les acteurs concernés, en prenant le temps de la concertation.

P.S. : Alors, la politique familiale a-t-elle une vocation de contrôle des familles ou d'accompagnement de celles-ci dans leur "rôle parental", avec, dans les deux cas, un seul but : la "responsabilisation" ?

Non. Selon moi, la politique familiale n’a en aucun cas un objectif de contrôle des familles. C’est ce qui la distingue d’ailleurs de la politique de protection de l’enfance qui peut revêtir, aussi, cette dimension de contrôle.

La politique familiale s’instaure dans un climat de confiance et a un objectif d’accompagnement. Dès que des gouvernements veulent lui donner un objectif de contrôle, ils se heurtent à des résistances de l’ensemble des acteurs, y compris politiques (je pense aux maires par exemple). Lui octroyer une dimension de contrôle, c’est risquer de la délégitimer et de saper la confiance.

P.S. : Pour reprendre le titre d'un ouvrage de Michel Godet et Evelyne Sullerot (La Documentation Française - mars 2007) : "La famille : affaire privée et publique" ?

Les deux ! La politique familiale est par excellence l’intrication du public et du privé : des situations privées, voire intimes, ne prennent sens que dans un cadre public. Il suffit de citer le mariage ou le divorce…

P.S. : Le site www.parent-solo.fr avait fait part de ses craintes lorsqu'un statut du beau-parent avait été envisagé, quant aux relations envenimées qui pourraient en découler dans les familles monoparentales avec l'intrusion d'un tiers "concurrent" d'un parent. Vous parlez vous d'une "fausse bonne idée" ?

Oui. En effet, votre remarque est primordiale. Non seulement l’idée d’un statut est peu défendable sur le plan du droit, mais il risque d’être source de conflits dans la pratique. Au lieu de vouloir créer un statut, unique, auquel serait rattaché de façon automatique des droits (et des devoirs ? On n’en parle peu…), il est préférable, à mon sens, de faciliter les actes de délégation-partage de l’autorité parentale, pour quelques cas usuels qui compliquent un peu la vie. Sur ce plan, il ne faut pas être dans le fantasme ! Par exemple, on entend parfois des bêtises, comme quoi, par exemple, un beau parent ne peut accompagner un enfant blessé à l’hôpital ou, à défaut d’une autorisation signée de l’un des parents, qu’il ne peut être pratiqué sur cet enfant des actes vitaux. C’est faux ! C’est un devoir de tout adulte de porter secours à un blessé, de surcroît placé sous sa responsabilité, et c’est un devoir pour tout médecin de pratiquer les actes qu’il estime nécessaire pour la santé de l’enfant, si c’est urgent. En fait, je crois que le dispositif de délégation-partage est pertinent, même s’il doit être amélioré sur le plan administratif, parce ce que ce sont dans tous les cas les parents qui restent pivots de la parenté et même de la parentalité.

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